
Visite au cimetière
Tes frères sont en camp d’été. La maison est calme, presque trop. J’en profite pour venir ici, dans ce petit coin du cimetière que je connais par cœur. Ce matin, je suis allée te choisir des fleurs. J’ai longuement hésité devant les bouquets. Trop vifs, trop ternes, trop chargés. Je voulais quelque chose de doux. De simple. Comme toi.
Je les ai serrées contre moi tout le long du trajet. Comme si je te portais à nouveau. Comme si ce bouquet était un prolongement de toi. Fragile. Précieuse.
L’allée est déserte. Quelques graviers crissent sous mes pas. Le vent remue à peine les feuilles de la haie qui m’entoure. Des fleurs fanées traînent par endroits. Le soleil perce timidement les nuages, dessinant des ombres entre les pierres. Un oiseau passe d’un arbre à l’autre sans bruit. Tout est suspendu. Même le vent semble marcher sur la pointe des pieds. C’est paisible, presque beau. Et pourtant, en moi, tout se tend.
Je marche lentement vers toi. J’évite de croiser les regards des autres visages figés sur les stèles. Trop d’yeux fermés. Trop de sourires arrêtés net dans le marbre. Le tien m’attend, juste là. Gravé. Immuable. Toujours aussi doux. Toujours aussi insoutenable. Et me voilà encore une fois, face à cette pierre de granit. Froide, rugueuse au toucher. Un nom, deux dates. Une photo. Un petit cadre dans lequel tu continues de sourire, comme si de rien n’était. Comme si tu étais encore là, quelque part, juste ailleurs. Et pourtant ce doux visage ne vieillira pas. Tu resteras éternellement ce bébé, avec ce sourire là. Prisonnière du temps.
Je dépose les fleurs sur la pierre. Juste devant ton prénom. Le vent les effleure à peine. Quelques pétales tremblent, mais tiennent bon. Comme moi. Depuis plus de quatre ans. Quatre ans que je viens ici sans jamais m’y habituer. Quatre années à me heurter à ce mur invisible entre ta vie et ton absence. Quatre années à te perdre chaque jour un peu plus, à essayer de retenir ce que le temps emporte. Le son de ta voix s’efface. Tes gestes, tes progrès deviennent flous. Je ferme les yeux pour te retrouver, mais il me manque des détails. Ton rire, si clair, me revient par bribes.
Venir ici, c’est comme plonger la main dans une blessure ouverte. C’est regarder la vérité sans filtre. Tu es là, sous mes pieds. Ton corps, ce petit corps que j’ai tenu si souvent en écharpe contre moi, est étendu là, dans un cercueil, emmailloté, dans l’obscurité totale. Cette idée, chaque fois, me secoue. Me glace. Je voudrais t’en sortir, soulever cette terre, briser le silence, tout inverser. Je déteste penser à ça. C’est plus fort que moi. Ton absence prend toute la place. Et dans ce lieu, si paisible en apparence, je suffoque. Le vent passe entre les pierres. Un corbeau crie au loin. Le cimetière est calme, mais en moi, tout hurle.
Je te parle sans voix. Je te demande pardon de ne pas réussir à faire mieux, de laisser faner les fleurs, de ne pas parvenir à m’occuper de ta tombe plus souvent. Je te dis que tu me manques, même si tu le sais déjà. Que je continue, mais que rien ne se recolle vraiment. Le quotidien se fait, les jours passent, mais il y a toujours cette faille, là, au centre. Une blessure invisible que personne ne voit, mais que je ressens à chaque instant.