
Supprimée
9 octobre. 8h15. Tes grands frères sont à l’école. La 5H. Déjà. Le sablier s’écoule, sans pause, ni retour. Du temps de ton existence, ils étaient petits. Quatre ans. Le monde était encore simple et vaste. Les mots hésitants. Les jours remplis d’insouciance. Et maintenant, en un battement de cils, ils ont neuf ans. Des pas sûrs, des sacs trop grands et des rêves qui s’allongent.
Entre hier et aujourd’hui, un souffle. Rien. Et pourtant tout a changé. Le temps a glissé, silencieux, comme un fil qu’on ne voit pas se dérouler. Il a effacé, poli, transformé. Ce matin, j’ai vu leurs ombres s’éloigner dans la rue. Deux silhouettes droites, confiantes, déjà un peu ailleurs. Et j’ai senti le vertige. Un mélange de fierté et de manque. Ce pincement doux et amer, ils grandissent. Et toi, tu t’éloignes de nous encore un peu plus.
Aloïs joue dans le salon, absorbé par ce monde de l’insouciance. Il fabrique une « usine à bois ». Il aligne les planches. Il tape. Il rit. Et pendant qu’il rit, moi je pense à toi. Je regarde cette photo accrochée au mur. Tu es assise entre tes frères, dans ton body violet en laine de mérinos, bien droite, fière, le regard profond. Un regard qui attire, presque désarmant. Un regard ancien, presque trop sage. C’est comme si tu savais. Tes frères sourient. Insouciants. Spontanés. Les joues rosies. Toi, tu sembles les contenir dans ton calme. Comme un ancrage.
Sur le canapé gris clair. La lumière douce du matin glisse sur vos visages. On devine le soleil d’avril derrière la fenêtre, encore timide, hésitant à réchauffer le jour. Dehors, l’air devait être vif, les montagnes encore poudrées de blanc. Ce printemps-là n’avait pas tout à fait chassé l’hiver.
Mon minuscule éternel amour de trois mois et demi, presque quatre. Tu étais là. Et puis, tu n’étais plus. En quelques mois seulement, tu as pris ta place dans notre famille. Notre troisième enfant. La première petite fille. La seule. Et en un instant, tu as été effacée. Supprimée. En appuyant sur la touche « deleat ». En un clic, ton nom, ton existence, ton passage sur cette terre sont devenus administrativement inexistants.
Pour le monde extérieur, tu n’existes pas. Pas vraiment. Tu n’apparais nulle part. Pas sur les formulaires, pas dans les cases à cocher. Quand il faut écrire le nombre d’enfants, ton nom s’efface dans le silence. Il faut mentir un peu, pour ne pas expliquer. Pour ne pas déranger.
Ton existence s’est arrêtée sur un papier. Un certificat. Froid, administratif, presque neutre. Il a mis un point final là où, pour nous, il n’y a jamais eu de fin. Ce jour-là, on nous a donné un document à la place de ta respiration. Un simple acte pour dire que tu n’étais plus.
Pour eux, tu es une absence. Pour nous, tu es une présence. Discrète, silencieuse, mais vivante. Tu es là, sans être là. Tu n’appartiens plus au monde, mais tu n’as jamais quitté le nôtre. Et nous vivons dans cet entre-deux au quotidien.
Quand nous sortons, on nous regarde, on sourit. « Oh que des garçons ! ça doit bouger à la maison ! » Je souris aussi, par reflexe. Ce sourire cache pourtant une douleur que personne ne devine. Parce qu’ils ne savent pas. Ils ne savent pas que j’ai une fille, qu’entre les grands et le plus petit, nous t’avons eue, toi. Ils ne savent pas qu’à chaque phrase innocente, mon cœur se serre un peu plus. Ils ne savent pas.
Tu existes dans un secret que le monde ignore. Et parfois, c’est ce secret qui me fait le plus mal. Parce qu’il me faut vivre dans un monde où tu n’existes pas pour les autres. Un monde où ton absence ne fait pleurer que nous. Parfois, je voudrais leur dire. Leur dire ton prénom. Leur dire que tu étais belle, que tu sentais le lait et la tendresse, que tu serrais mon doigt dans ta minuscule main. Mais je garde tout cela à l’intérieur parce que les mots sont trop lourds et qu’ils ne sauront pas quoi répondre. La mort gêne. Alors le silence s’installe, et je me tais.
Il m’arrive, de plus en plus souvent, de taire ton nom. Et chaque fois, je m’en veux.
Tu n’es plus là mais pour nous tu n’as jamais cessé d’être…