
Mes sautes d’humeur
Assise seule sur le tronc d’un arbre scié au bord d’une petite route au beau milieu de la forêt, j’écoute le magnifique concert de la vie. La symphonie des oiseaux qui volaient de branche en branche était fabuleuse. Le regard dans le vide, la gorge serrée, l’estomac noué, je pense à toi, à mes souvenirs. Tout devient flou, j’ai l’impression d’oublier.
Tes oncles et tantes ont organisé une sortie dans la réserve naturelle des Grangettes qui se situe au bout du Léman, entre Villeneuve et le Bouveret. On peut y observer plusieurs espèces d’oiseaux d’eau différentes. Ce site ornithologique a récemment connu de nouveaux aménagements favorisant ainsi le retour de nouvelles espèces. Il contient des marécages, des lagunes, des îles et des forêts alluviales. Un grand nombre d’oiseaux y viennent faire leur nid.
Au moment de la proposition, je n’étais pas très enjouée et même très négative, mais papa a su trouver les mots justes pour me convaincre. « Viens ça nous fera du bien ! Les enfants ont besoin de voir autre chose que de la tristesse et des personnes malheureuses. Ils doivent pouvoir vivre dans l’insouciance et moi j’ai besoin de me changer les idées ! ». Après tout, il n’avait pas tort. Cela ne pouvait que me faire du bien et tes frères en avaient besoin. C’est ainsi que nous sommes partis avec tes tontons, tatas et cousins en convoi de deux voitures pour une journée de détente dans la réserve des Grangettes avec, au programme, un joli pique-nique au bord du lac.
Arrivés à Villeneuve, nous avons parqué les véhicules au point de départ de la balade. Ton cousin, ta cousine et tes deux grands frères ont grimpé sur leur vélo et, plein de joie, ils zigzaguaient sur la route. Des voitures circulaient régulièrement où nous nous trouvions. Malgré leur conduite prudente, j’étais sous tension et hurlais de toutes mes forces à chaque fois qu’un automobiliste s’approchait « Attention, posez les pieds à terre ! Une voiture arrive ! Mettez-vous au bord ! ». Je ne me sentais pas écoutée. La peur au ventre, je me suis mise à courir pour les rattraper. Je les ai sermonnés. « Faites attention s’il vous plaît, je ne supporterai pas qu’il arrive quelque chose à l’un d’entre vous ! ».
Depuis ton décès, je suis devenue hyper vigilante. Chaque nuit, je me réveille pour aller voir tes frères. Je pose délicatement ma main sur leur torse qui se soulève au rythme de la respiration et j’écoute leur souffle. C’est seulement quand je suis certaine qu’ils dorment tranquillement, bien emmitouflés sous leur duvet, que je retourne me coucher. Je suis devenue très anxieuse, ma chérie. Je crains de les perdre eux aussi.
Nous marchions en direction de la place de pique-nique, tes cousins et tes frères à l’avant sur leur bicyclette riaient et, dans un esprit un peu compétitif, se passaient devant à tour de rôle. L’endroit était idyllique, paradisiaque. Les insectes, les oiseaux, la végétation y proliféraient. Un tableau de toute beauté ! Ce lieu permettait une escapade hors du temps à tout promeneur qui souhaitait trouver un peu de repos et contempler les belles choses de la nature. Un couple de fuligules morillons travaillait avec finesse et précision sur la conception de leur nid. Madame, confortablement installée sur son tas de brindilles, récupérait le branchage que lui amenait son partenaire. Elle le déposait avec habileté tout autour d’elle afin de solidifier les fondations. Je les ai regardés un bref instant du coin de l’œil s’affairer instinctivement autour de leur logis. Ce beau spectacle m’a abattue. « Non, ma chérie, je n’y arrive pas. Je ne peux pas me promener ici et faire comme si tout était normal, comme si rien ne s’était passé. Cette sortie, c’est avec toi que je devais la faire. » Papa, constatant mon désarroi, a posé ses bras autour de mes épaules et m’a dit « ça va aller ! ». Je t’ai imaginée te promenant ici avec nous dans ta poussette et observant, de tes grands yeux noirs, les manoeuvres de ces deux jolis canards. Cette vision m’a tétanisée. Je me suis arrêtée brusquement et j’ai crié : « Non, je ne peux pas ! C’est insoutenable ! ». Entendre le rire des autres, leurs discussions qui ne te concernaient pas et continuer à vivre normalement comme si tu n’avais jamais existé était insupportable. « Je n’y arrive pas, mon cœur ! J’ai beau essayé, c’est trop difficile ! La vie est trop injuste. Je suis en colère, en colère contre les autres pour qui la vie continue et reste inchangée. »
Je suis partie d’un pas décidé dans la direction inverse du groupe. Papa a tant bien que mal tenté de me raisonner « Norah ! Reviens ! S’il te plaît ! Reviens pour moi, pour les enfants ! ». J’ai entendu sa souffrance, ma chérie. Je savais qu’il n’allait pas bien non plus mais c’était trop dur pour moi. Le trop-plein d’émotions était ingérable. C’était plus fort que moi. Je ne l’ai pas écouté et j’ai continué mon chemin. Alors Tonton m’a rattrapée et m’a serrée. J’ai remarqué son affolement. Il ne voulait pas me laisser seule peut-être de peur que je fasse une bêtise.
- Non, Norah ! Viens, on va passer un bon moment, ça va être sympa ! S’il te plait, viens avec nous. Tes garçons ont besoin de toi !
- Non je ne peux pas. J’ai besoin d’être seule. Laisse-moi partir. J’ai besoin que tu comprennes. »
Je me suis débattue. Finalement, il a lâché prise et m’a laissée partir.
En colère contre l’humanité, je déambulais sur une route rectiligne, les yeux remplis de larmes, sans trop savoir où aller ni que faire. J’avais besoin de me retrouver seule dans la nature face à mes émotions.
Je suis assise sous un grand chêne et je ressasse le temps passé avec toi. Tout est confus dans ma tête. L’image de tes sourires, de tes mimiques et de ton visage si tendre est de plus en plus vague. Je crains de t’oublier… Je sors mon téléphone et regarde les photos et vidéos de ta petite vie. Grâce à elles, je parviens à mieux à visualiser tes traits, avec plus de détails. L’image est à nouveau claire et concrète. Je décide qu’à partir d’aujourd’hui, je publierai chaque jour des photos de ta vie sur le profil WhatsApp pour prolonger ton existence auprès de nous. Je suis attirée par une des photographies. Celle où tu es assise dans ton siège auto, vêtue de ton pull « renard ». Tes yeux rieurs se plissent avec ton sourire ce qui te donne un air si malicieux. Tu es belle, ma chérie. Je ne réalise pas que tu t’en es allée. Pas toi Margaux ? Pourquoi nous ? Pourquoi nous infliger ça ?
La petite sonnerie qui retentit pour signaler la réception d’un message me sort de mon chagrin. Papa m’envoie un texto « Tout va bien ? ». Je comprends son inquiétude. Je l’ai quitté soudainement dans un état second, en plein crise, débordée par mes émotions en ébullition que je ne maîtrisais plus. Je lui réponds pour le rassurer. « Tout va bien. J’ai juste besoin de rester un peu seule. A plus tard, je t’aime ».
Depuis ta mort, je n’ai plus goût à rien. Comment puis-je prendre du bon temps, m’amuser, rire et discuter d’autre chose que de toi ? Je ne me l’autorise pas. J’ai l’impression de d’être infidèle. Comme si aller de l’avant et profiter des joies de la vie, c’était t’oublier.
Je me replonge dans les photos du jour ta naissance. Je les fais défiler en glissant mon doigt sur l’écran du portable. Quelle joie de t’accueillir enfin dans nos bras, toi qui tardais à venir. Je me souviens du bonheur, si pur, si intense et de la fierté ressentis ce 21 janvier dernier lorsque tu poussais ton premier cri. Au même moment, j’entends le coucou. Il me rappelle ce premier échange de regards lorsque tes yeux me disaient « coucou maman, je suis là » et qui m’annonçait le début d’une longue histoire pleine d’amour et de tendresse. Grâce au « cou-cou » « cou-cou » de cet oiseau gris, je sais, à présent, que jamais je ne t’oublierai. Le lien que nous avons créé lors de notre première rencontre est devenu invisible aujourd’hui, mais il est inébranlable. Jamais il ne pourra être rompu.
Il est temps de retrouver notre famille. Je me lève et marche dans leur direction. Au loin, j’entends le rire de tes frères. Ils ont passé une bonne journée. Je suis heureuse de savoir qu’ils ont pu vivre un intermède lumineux, plein de légèreté avant d’être à nouveau confrontés à la détresse une fois de retour à la maison. Papa vient à ma rencontre, je lui parle du coucou. Il me raconte l’avoir entendu aussi. Je lui souris. Tu es là avec nous, petit ange, je le sens. La citation de Victor Hugo écrite sur une des cartes de condoléance me revient : « Tu n’es plus là où tu étais mais tu es partout là où je suis ». Tu vibres dans nos cœurs à chaque instant.
