
Margaux,110 jours
11 mai 2024. C’est la fête des mères. Un jour de douceur, de rires, de dessins colorés, de petites mains qui tendent fièrement leurs petits cadeaux. Un jour où l’on se sent entourée, célébrée, aimée.
Ce matin, j’ai déballé leurs trésors. Trois sourires, trois paires d’yeux brillants, trois cœurs qui battent fort pour le mien. Leurs mots, leurs gestes, leur tendresse m’ont touchée.
Et pourtant…
Et pourtant, derrière cette joie simple et lumineuse, il y a une autre date. Une autre émotion. Une douleur immense. Car aujourd’hui, ce n’est pas seulement la fête des mères. C’est aussi un anniversaire. Pas de ceux qu’on entoure en rouge sur le calendrier. Pas de ceux qu’on attend avec impatience. Un anniversaire de l’absence. Un jour où tout s’est brisé. Le jour où tu es partie.
Deux émotions opposées se percutent dans ma poitrine. Deux réalités cohabitent dans la même journée. La lumière et l’ombre. La vie et la perte. L’amour partagé… et le manque en silence.
Alors que j’ai souri à leurs surprises, une part de moi était ailleurs. Coincée dans le souvenir de ce 11 mai. Ce jour où on t’a dit adieu. Ce jour où j’ai dû apprendre à vivre avec un vide.
Et c’est ça, aujourd’hui. La fête des mères avec une chaise vide. Une joie réelle, sincère mais entaillée. Et cette douleur, toujours là. Discrète, mais tenace.
Parce qu’être maman, c’est aussi aimer un enfant qu’on ne peut plus prendre dans ses bras.
Margaux, 4 ans et 110 jours
C’est l’âge que tu aurais eu aujourd’hui.
Le 11 mai 2021, c’est la date de ton départ. Un voyage sans retour. Celui de la mort. Tu es partie après 110 jours. Une vie si courte et pourtant…
Le 11 mai, en fin de journée, les soignants ont débranché les machines. Et avec elles, ton dernier souffle. Le médecin a levé les yeux vers l’horloge accrochée au mur, comme on consulte une simple information. Un regard furtif. Automatique. Presque impersonnel.
Puis il a prononcé, d’une voix trop calme, trop neutre, les mots qu’on n’oublie jamais : « Heure du décès : 17h38. »
Autour de nous, tout semblait figé. Les gestes devenaient flous. Le bruit de fond s’éloignait. Et puis quelqu’un m’a installée dans une chaise roulante. Avec douceur, avec pudeur. Et on t’a déposée dans mes bras. Enfin. Enfin, je te retrouvais. Toi, mon bébé. Toi, que je n’avais pas pu toucher, ni bercer, ni serrer de toute cette terrible après-midi. Je t’ai reçue comme une réponse à mon cri intérieur. Une urgence vitale. Mes bras te réclamaient. Mon cœur te réclamait. J’avais besoin de toi. Besoin de sentir ton poids, ta chaleur. Besoin de te respirer, de t’étreindre, même pour un instant. Tu étais encore chaude. Ta peau était douce. Tes joues légèrement rosées. Tu sentais encore la vie.
Et c’est là, dans cette étreinte tant attendue, que le paradoxe m’a frappée de plein fouet.
Ton corps contre le mien, si paisible mais sans réponse. Un relâchement absolu. Cette absence de tension m’a glacée. Ta tête tombait en arrière au moindre mouvement. Tu ne te cramponnais plus. Tu ne luttais plus. Comme si ton âme s’était déjà envolée et qu’il ne restait qu’un « vide » à porter. Et pourtant, dans ce contact, il y avait tout. Tout l’amour du monde. Toute l’horreur de la perte. Un instant suspendu entre la douceur et l’insupportable. Je t’avais enfin dans mes bras. Mais il était déjà trop tard.
On m’a poussée dans une petite pièce voisine. Un endroit à l’écart, hors du temps. Papa nous a suivies. Silencieux. Et là, à trois, on est restés. On t’a parlé, on t’a caressée, on t’a bercée. On t’a transmis tout notre amour. On t’a donné tout ce qu’on pouvait encore donner. Tu semblais dormir. Une petite sieste, longue, tranquille. Ton visage paisible, ton front tiède. Tu étais là, encore là, et pourtant déjà ailleurs. On voulait te croire encore vivante. On espérait que tu allais remuer, cligner des yeux, pousser un soupir. Mais tu restais immobile. Dans ce silence terrifiant.
En écrivant ces mots, ma gorge se serre à nouveau. Comme ce jour-là. Ma salive me brûle. Mon ventre se tord. Je ravale des larmes invisibles, celles qu’on ne montre plus, mais qui continuent à couler à l’intérieur. Je revois cette journée, comme un cauchemar au ralenti.
Cette attente insoutenable. Et puis… cette chute brutale. Inévitable. Comme si le sol s’était ouvert sous nos pieds, sans prévenir. Et nous, incapables de nous retenir à quoi que ce soit. On a subi. Sans rien dire, donnant l’impression d’accepter l’inacceptable.
Toute l’après-midi, depuis ce terrible coup de fil de papa, j’ai espéré. Prié. Supplié. Tu te battais. Ton petit cœur fragile, celui qui te maintenait vivante, était reparti. Tu tenais bon. Et pendant un instant, on a cru… on a cru que tu nous reviendrais. Que ce cauchemar allait s’inverser.
Mais au moment où l’on te préparait pour ton transfert dans un autre hôpital, tout a basculé. Ton cœur a ralenti. Ton corps se fatiguait et le pronostic s’effondrait avec lui.
Il a fallu choisir. Un choix impossible. Inhumain. Déchirant. Tenter le vol en hélicoptère, avec neuf chances sur dix que tu partes en plein ciel avec un seul de tes parents à tes côtés ou te laisser partir, là, entourée de nous deux, main dans la main. Un adieu partagé. Une souffrance à deux. Une présence à la hauteur de ton courage. Nous avons choisi. La pire décision de notre vie. La plus violente. La plus lourde. Mais celle qui, à ce moment-là, nous semblait la plus douce pour toi. Celle où tu ne serais pas seule. Celle où aucun de nous ne resterait dans l’attente, figé dans l’angoisse de nouvelles qui ne viendraient pas. Celle qui nous a déchirés, mais unis. Celle qui, depuis ce jour, revient hanter nos pensées. Encore. Toujours.
Margaux, 110 jours.
Une vie si courte, et pourtant…
Assez pour que ton absence devienne un vide que rien ni personne ne pourra jamais combler. Assez pour que chaque instant passé à tes côtés devienne un trésor inestimable. Assez pour transformer nos vies à jamais.
110 jours. C’est bien plus que des chiffres, bien plus que des dates. 110 jours auront suffi. 110 jours auront permis à cet invincible amour de naître. Un amour qui défie le temps. Un amour qui dépasse la mort. Un amour qui continue de vivre en nous. Indestructible.
Chaque seconde de ces 110 jours a compté. Chaque sourire, chaque éclat de rire, chaque geste, chaque regard, chaque cri sont gravés en nous, indélébiles. Ils nous enveloppent et nous rappellent que tu es toujours présente.
Margaux, aujourd’hui, c’est la fête des mères. Et comme chaque 11 mai depuis quatre ans, c’est aussi ton jour. Pas celui qu’on célèbre, mais celui qu’on pleure. Celui qu’on honore en silence, les mains pleines de souvenirs, le cœur chargé d’un amour orphelin. Et dans ce paradoxe cruel — joie et peine, rires et larmes — je continue d’être maman. Maman de trois enfants qui me couvrent de vie. Et maman de toi, ma petite étoile, que je ne peux plus serrer mais que je porte en moi, à chaque souffle.
Margaux, 110 jours.
Et une éternité d’amour.