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Les feuilles mortes

28 février 2024. 9h45. J’erre au bord du lac. La bise est glaciale. Les eaux, agitées. La tempête gronde en moi. Je frissonne. Le capuchon tiré sur la tête, seule, enfin presque, je fais face à l’immensité. L’adversité. Quelques canards intrépides, plusieurs mouettes et des cygnes téméraires se tiennent courageusement en petites colonies sur les pontons du port. Le ciel est couvert. Gris. Le reflet de mon humeur. L’étendue d’eau est vaste. Infinie. Le miroir de mon deuil.

Les nuages, par endroits un peu plus fins, permettent aux rayons du soleil de percer. Une lueur d’espoir. Le spectacle est grandiose. Un tableau de lumières qui dansent à la surface de l’eau. Des nuances de bleu, gris, vert. L’eau qui ondule au gré du vent. De sombres montagnes en toile de fond avec leurs sommets enneigés. Majestueux. Epoustouflant. Je me laisse complètement aller. Des larmes silencieuses perlent le long de mes joues. Comme une enfant. La douleur au creux du ventre. Dans une bulle. Les bruits autour de moi semblent distants. Quelques sons étouffés parviennent encore à mes oreilles. Je n’entends plus. Quasi plus. Même les rares promeneurs qui pressent le pas derrière moi se transforment peu à peu en silhouettes lointaines. A l’écart, isolée de tout, je fais face à ma solitude. Seule face à ma douleur. Seule face aux images qui me hantent. Des images sombres. L’effroi. L’impensable. Des images que j’ai vécues. Pour de vrai… Haut le cœur. Je vacille.

J’ai quitté la maison à 7h00 pour me rendre à ma séance de psychothérapie. Depuis plusieurs semaines, j’y pratique l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing). Cette thérapie est principalement utilisée pour traiter les troubles de stress post-traumatique et d’autres problèmes liés à des expériences traumatisantes. C’est un mal pour un bien. J’appréhende régulièrement ces séances. J’en ressors toujours bouleversée. Et pourtant, j’évolue. Plutôt bien. Je vis des moments terrifiants. Mes pires souvenirs. Je revisite tout. Les détails. Les sensations. C’est libérateur. Le poids du passé s’éloigne et m’aide à retrouver une stabilité intérieure. Je revis. Je ressens. Je comprends. Je parle. Je me libère. Progressivement.

Face au mur, des capteurs qui émettent des vibrations dans les mains, je me suis replongée dans le passé. Les jours qui ont suivi ta mort.

– Vous êtes prêtes. On y va. Reprenez l’image de la dernière fois. Comment vous sentez-vous ? Qu’est-ce qui vous vient quand vous pensez à ce moment ? 

– Je vois ses ongles. Ils sont noirs.

– Ok. Continuez avec ça.

Des vibrations. Une fois à droite. Une fois à gauche. Toujours à la même cadence. Le regard fixé sur le mur blanc, j’ai revu la scène se dessiner. Peu à peu. Une nouvelle fois. Encore plus précisément. En tant que spectatrice de la douleur de celle qui a vu l’horreur autrefois, je me suis retrouvée confrontée à ma propre souffrance. Celle d’une mère qui découvrait le corps sans vie de sa fille pour la première fois. J’ai revu l’horreur à travers ses yeux. Le cataclysme.

Je me tenais à côté d’un corps. Un petit bébé de trois mois et demi allongé dans un cercueil au milieu d’une crypte. Ce corps, c’était toi. Ce corps était celui de mon bébé.

Assise sur mon fauteuil, des larmes se sont mis à couler. J’ai tenté de les retenir. En vain.

J’ai revu le cercueil. Il était ouvert, blanc. J’ai revu l’innocence, la pureté. J’ai revu ton corps. J’ai revu ta mort. C’était bien trop dur. Un calvaire.

Mon regard s’est figé un instant sur tes ongles. Ceux que j’avais si peur de couper quelques jours plus tôt car je ne voulais pas te blesser. Leur base était violacée, noire par endroit. Je les ai regardés un moment. Choquée. Pourquoi cette couleur ? Comme si quelqu’un t’avait peint les ongles au vernis. Si seulement…

C’était la couleur de la mort. Ta mort. Prise par une envie de vomir, le corps crispé, les mains moites et tremblantes, mes larmes étaient devenues incontrôlables.  

Spectatrice de cette scène, je me suis revue dans le déni total. Ce n’était pas toi. Impossible. Les vibrations se sont arrêtées. Mon regard rempli de larmes à la recherche d’un soutien s’est tourné en direction de la thérapeute.

  • C’est bien. Soufflez un coup. Reprenez votre souffle.
  • Je me revois devant la crypte, avant de la revoir pour la première fois. Je revois l’affiche à l’entrée. A droite de la porte. Je revois cette terrible affiche. « Margaux SIMON, 2021 ». Un vulgaire bout de papier blanc avec cette écriture noire. Un ridicule bout de papier qui contient le nom de mon enfant. J’éprouve de la colère. L’effroi. Je suis dans le déni. Ce n’est pas elle qui est à l’intérieur. Pas elle ! Pas mon bébé. J’ai un nœud à l’estomac. Un autre à la gorge.
  • Continuez avec ça.

Mon regard s’est redirigé sur le mur blanc. Au même moment, les vibrations dans mes mains ont repris. La même vitesse. Un coup à droite. Un coup à gauche. Je me suis revue sur le parking de la crypte. Détruite. Incapable de surmonter ma souffrance. Elle était bien trop forte. Ingérable. Insurmontable. Je me revois sortir de la voiture. Papa me tenait par le bras. Tata Andreia, Tonton Nico, Greg, le pasteur étaient là. Avec nous. En perdition totale, nous avancions vers ta mort. Un pas de plus. Tu étais là. On allait pouvoir te revoir. Encore une fois. Tu étais là, dans ce petit édifice. Tu étais là, derrière ces quatre murs. Tu étais là, derrière ces vitraux. Peur de te revoir. Hâte de te revoir.

J’ai ravalé ma salive. Les vibrations ont cessé.

  • Soufflez un coup. Qu’est-ce qui vous vient maintenant ?
  • La peur. J’ai peur de la revoir. Je suis terrifiée. En même temps, j’ai très envie de la revoir. J’en ai besoin. J’ai mal au ventre. J’ai mal à la tête. Je me revois franchir la porte de la crypte. Margaux est au fond. Je crie, « Oh Margaux ». Elle est grise, bleue. Elle est morte, allongée dans son cercueil. Des jolis habits. Une petite robe, une jaquette et des petits collants gris. Ce sont les habits que les autres ont choisis pour moi car j’en étais incapable. Je me revois m’adresser au pasteur. « J’ai envie de l’embrasser. Mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas elle. Ce n’est plus elle. » Il m’encourage. Il me dit de le faire. Je le fais. Et là, c’est le choc. Mon bébé est aussi dur et froid qu’un caillou. Je le sais pourtant. Je sais comment est un corps sans vie, mais je suis sidérée.
  • Continuez avec ça.

La veillée funèbre m’est revenue. Plusieurs personnes se sont approchées de ton petit corps, parmi lesquelles beaucoup m’étaient étrangères. Toutes ont partagé la même impression : « Elle est si belle ! Elle semble détendue. On dirait qu’elle dort. » J’essayais d’écouter leurs paroles réconfortantes, de les entendre, de les assimiler, de m’en convaincre par tous les moyens. Inutile. Cela ne servait à rien. Ton corps, ce si petit corps, celui qui t’appartenait, ma chérie, n’était pas beau. La mort l’avait transformé. Eternellement. C’était un mensonge.

Chaque trait de ton visage, chaque nuance de ta peau, tout semblait marqué par l’emprise implacable de ce processus inéluctable. La froideur qui émanait de ta dépouille semblait envahir l’espace. La mort avait effacé l’éclat de la vie, laissant derrière elle, une empreinte glaciale.

Les mots tendres de nos proches tentaient de dissiper cette réalité brutale. Comme eux, j’en avais besoin. Une nécessité. Fuir. Partir loin. Faire disparaître l’horreur de cette mort, celle d’un enfant, d’un si petit bébé. Aucune logique. La vision de ton corps dans ce cercueil était insoutenable. Terrible. Mes yeux étaient incapables de se détourner du véritable aspect de ta mort. Un caillou dur et froid. Une poupée figée. Sans émotion. Le silence. Avant ce jour sombre, mon ange, tu n’étais que lumière. Un bébé plein de chaleur. Une merveilleuse petite fille. Rayonnante.

Malgré les efforts bien intentionnés de ceux qui cherchaient à trouver du réconfort dans la beauté qu’ils percevaient, pour moi, ce jour-là, la vérité restait inaltérable. La mort était présente, avec sa grisaille, son froid et sa laideur, transformant le doux souvenir de ta vie en une atroce réalité.

Les vibrations se sont arretées.

  • Soufflez. Prenez votre temps…

Que ressentez-vous ?

  • Je suis en colère. J’ai revu Margaux dans son cercueil. C’était tout sauf beau. Elle était belle vivante. Uniquement vivante. Je ne l’ai pas reconnue. Ce n’était pas elle. J’aurais pu crier : « Arrêtez ! C’est un mensonge. Comment peut-on trouver le corps décédé d’un enfant joli ? La mort d’un enfant est laide ! Injuste. On parle de ma fille. La mort me l’a arrachée, subitement. La mort de ma fille est laide !

Des sanglots dans la voix. Le corps en souffrance absolue, la séance touchait à sa fin.

  • On va s’arrêter là. Bravo. Vous avez fait un énorme travail. […]

Au bord du lac, mes pensées sont agitées, tout comme les bourrasques qui secouent les arbres alentour. Mon regard se fixe sur un arbre presque nu. Ses branches complètement dénudées se dressent vers le ciel. Une unique feuille morte, reliée par un mince fil invisible, danse avec grâce dans le vent tourbillonnant. Étrangement, malgré les rafales qui tentent de la décrocher, elle résiste, suspendue entre deux mondes.

Cette feuille solitaire devient pour moi un symbole. Une métaphore des terreurs persistantes qui me hantent depuis le jour de ta mort. Les ombres du chagrin et du deuil continuent de me poursuivre. Elles m’assaillent comme des bourrasques invisibles. Je tiens bon, tout comme cette feuille qui refuse obstinément de chuter. La vie après ta disparition a été marquée par des tourments intérieurs, une lutte contre des forces invisibles, mais je me rends compte que quelque chose doit changer.

Aujourd’hui, une citation de Rûmi résonne dans mon esprit comme un appel à l’action. « Sois comme un arbre, laisse tomber les feuilles mortes. » Ces paroles s’insinuent en moi. Elles m’invitent à la réflexion. L’arbre, symbole de force et de résilience, sait qu’il est essentiel de se défaire des éléments morts pour permettre à de nouvelles pousses de voir le jour.

Il est temps pour moi d’adopter la sagesse de cet arbre, de laisser tomber les feuilles mortes de la douleur et du chagrin. Me délester de l’horreur pour avancer vers le bonheur avec comme unique bagage, les beaux souvenirs. Ceux de la magnifique petite fille que tu étais. Souriante. Espiègle. Vivante. Aujourd’hui marque un autre jour, une occasion de renouveau et de guérison.

« Belle vivante! Uniquement vivante. »

Auteur

norah.siegenthaler@bluewin.ch
Je m'appelle Norah Simon. Je suis née le 30 octobre 1989 à Lausanne. J'ai suivi une formation d'enseignante primaire à la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne. J'ai toujours apprécié la lecture et l'écriture. Depuis le décès de ma fille, j'y ai trouvé un refuge, un moyen d'évacuer mon trop-plein d'émotions, un véritable exutoire.