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Je m’accroche!

Il est 17h00, nous sommes le lundi 16 mai 2022. Je suis assise sur le canapé. Mathis est malade depuis une semaine, des maux de gorge et une forte température. Il est allongé la tête sur mes genoux. Epuisé par la fièvre, il s’est endormi. Je lui caresse délicatement le visage. Il grelotte. Je pense à toi, aux jours qui ont suivi ton départ, à ton encielement. C’était il y a un an, le 16 mai 2021. Une date que je n’oublierai pas, jamais. Je revois ce cercueil blanc à l’intérieur duquel reposait ton petit corps fragile. Cette réalité est insoutenable. Tu es décédée. Ma fille chérie est morte. Je t’ai perdue, toi, mon enfant.

Depuis ce mois de mai 2021, mon combat intérieur face à mes pires ennemies, mes angoisses, fait rage. Je gagne du terrain et parviens à les repousser, les empêchant ainsi de prendre possession de l’intégralité de mon corps. Je leur résiste avec volonté et courage. Leurs assauts font mal, me créent des maux. Je souffre en silence. Le nœud au niveau du diaphragme est douloureux. Ma peau crevassée me démange. Je résiste et progresse lentement. Je sens ta présence, mon ange. Tu me soutiens dans ma lutte.

Le jour de ton encielement, nous avons célébré ta vie. La cérémonie était belle et lumineuse malgré la grisaille et la pluie incessante. La chaleur des personnes présentes pour toi, pour nous a pénétré mon corps, réchauffant mon cœur. Tu étais aimée, ma chérie. Cette journée devait être une fête comme l’était chaque jour de ta vie. Nous étions tristes, meurtris mais tellement reconnaissants et heureux d’être tes parents. Nous voulions mettre en lumière ta courte vie qui était si belle et remplie d’amour. Les dessins colorés de tes frères, de tes cousins et d’autres enfants habillaient les piliers du couvert de Charançon. Des couleurs, des couleurs, encore des couleurs ! Ta vie était si colorée. Les photos de toi accrochées aux murs nous rappelaient la joie partagée pendant plus de trois mois. Quel bonheur ! Tu étais, tu es et tu resteras notre rayon de soleil, Margaux.

Ce matin, je me suis levée de bonne heure pour accompagner Thibaut à l’école. Je suis entrée dans la chambre discrètement pour ne pas réveiller Mathis qui dormait encore.  Je lui ai murmuré à l’oreille :

  • Thibaut réveille-toi. Il est l’heure d’aller à l’école.

Ton frère m’a répondu par des gémissements. Ma voix semblait l’extirper d’un joli rêve.

  • Je sais, mon chéri, tu es fatigué mais nous allons nous mettre en retard.

 Thibaut, un peu grognant, s’est étiré et est sorti de son lit, à contrecœur. J’ai pris ses vêtements et, avant de refermer la porte, j’ai fixé un bref instant Mathis d’un regard inquiet, couché en boule dans son lit et fiévreux.  Et si ce virus s’attaquait à ton petit frère ?  Il n’a que deux mois ! Et si … ?  Tu es morte toi, comme ça, sans explication. Nous n’avons, à ce jour, aucune certitude sur les raisons de ta mort. Tata Délia est morte, elle aussi. Une vilaine bactérie a colonisé son petit corps de bébé. Face à ces deux cataclysmes, mes peurs sont réelles aujourd’hui. Aloïs est bien trop petit, bien trop fragile. Je dois le maintenir éloigné de tout dangers, y compris des virus. Mes réactions sont ridicules, absurdes, totalement absurdes ! Je le sais mais c’est plus fort que moi, mon amour. Une nouvelle bombe et je sombre. Et si… ? Le risque est certes faible mais bien présent.

J’ai accompagné Thibaut à l’école. Je lui ai déposé un baiser sur la joue tout en lui souhaitant une belle journée. Je suis retournée à la maison trouver mon petit malade et Aloïs qui étaient restés avec papa le temps de mon absence. Le reste de la journée s’est plutôt bien déroulé. Précautionneuse, j’ai maintenu Aloïs à distance de son grand frère. J’ai soigné Mathis en lui administrant du paracétamol et de l’ibuprofen en alternance. Je me suis lavé les mains après chaque manipulation.

Les savons et autres produits désinfectants qui ont dévoré ma peau malmènent mon eczéma qui s’empire de jour en jour. Ma peau est rouge, suintante. Des crevasses douloureuses se sont formées et les démangeaisons sont importantes. Je me dis que ce n’est pas grave, pourvu qu’Aloïs n’attrape rien… Absurde, totalement absurde ! Je le sais mais ce lavage fréquent des mains me rassure. La peur nous pousse souvent à agir de manière démesurée. Pour la dominer, je dois maîtriser la situation. C’est pourtant impossible. La vie est faite d’incertitudes. On l’a vécu au plus profond de notre chair avec ta disparition. Ne pas savoir de quoi sera fait demain est terrifiant. Je dois encore évoluer, ma chérie. Ce lâcher prise en ligne de mire me brutalise encore bien souvent. J’y travaille.  Cette bataille acharnée face à mes angoisses est saisissante et me coupe le souffle.

 

Tout semble sous contrôle. J’ai dominé ma peur par ces actions absurdes mais rassurantes. Il est 17h30. Papa vient tout juste de rentrer avec Thibaut. Ton grand frère vient me voir et me dit qu’il a mal à la gorge. Je suis inquiète mais rationnelle.

 

  • Je pense que tu as attrapé le virus de ton frère. Tu as passé une longue journée, mon trésor. Tu dois être fatigué. Installe-toi sur le canapé à côté de Mathis et je vous mets un petit dessin animé. 

 

Ton papa et moi nous penchons au-dessus du parc d’Aloïs. Il gazouille. Nous échangeons quelques mots puis je me retourne et là… en un instant, le précaire équilibre que j’étais parvenue à maintenir s’effondre. Une nouvelle bombe vient de nous heurter.

 

  • Oh Non ! Guillaume ! Guillaume ! Thibaut est en train de convulser ! 

Son teint est gris. La bave coule hors de sa bouche. Ses yeux sont révulsés. Ton frère est inconscient.

 

Papa se retourne et prend Thibaut dans ses bras.

  • Thibaut, Thibaut, réveille-toi !

 

Je m’éloigne. Le téléphone en main, je tremble. Les larmes montent. J’ai peur Margaux, terriblement peur !  Je compose le 144.

 

  • Mon fils est en train de convulser. Il a cinq ans. Nous habitons à Etiez. Venez vite.

 

Le centraliste me pose plusieurs questions. J’y réponds. Entre temps, Thibaut a repris conscience. Il gémit et s’endort en respirant bruyamment. Je prends sa température : 37.2.

 

  • Je ne comprends pas. Il n’a pas de fièvre.

 

L’ambulancier arrive enfin. Je m’assois sur le canapé et prends Thibaut sur les genoux. Je pleure. Je lui explique ce qui est arrivé. Je leur parle de toi, de ta mort.

  • Thibaut a convulsé. Il a déjà eu des convulsions auparavant. J’ai perdu ma fille l’année dernière. Ce n’est pas possible. Pourquoi ça tombe encore sur nous !
  • Je sais, madame, c’est moi qui étais en intervention le jour du drame.

Un hélicoptère est en route pour votre garçon. Il va arriver d’ici peu.

Il lui prend la température : 38.2. La fièvre est montée. Légèrement.

Je panique. Je suffoque. Tu es partie en hélicoptère toi aussi et je ne t’ai plus jamais revue vivante ensuite. Je me raisonne. La situation est toute autre. Ce n’est pas la première fois que ton grand frère convulse et il est conscient.

L’hélicoptère arrive. L’ambulancier fait le résumé de la situation au médecin qui s’adresse à nous.

  • Nous emmenons votre fils à l’hôpital pour surveillance. Un de vous deux peut nous accompagner.

Papa se propose. J’acquiesce. Il prend Thibaut dans ses bras et s’en va. Je sors de la maison en tenant Mathis qui me demande :

  • Il ne va pas mourir Thibaut ?
  • Non Mathis, il ne va pas mourir ton frère.

Je lui montre l’hélicoptère dans le ciel qui s’éloigne déjà.

  • On va s’occuper de lui. Tout ira bien !

Je ne suis pas seule. Tonton est là. Notre adorable voisine aussi. Je m’effondre dans ses bras.

Je m’accroche Margaux ! Je m’accroche mais quel combat !    

 

 

 

 

Auteur

norah.siegenthaler@bluewin.ch
Je m'appelle Norah Simon. Je suis née le 30 octobre 1989 à Lausanne. J'ai suivi une formation d'enseignante primaire à la Haute Ecole Pédagogique de Lausanne. J'ai toujours apprécié la lecture et l'écriture. Depuis le décès de ma fille, j'y ai trouvé un refuge, un moyen d'évacuer mon trop-plein d'émotions, un véritable exutoire.